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21 mai 2014 3 21 /05 /mai /2014 21:01

Changement d'adresse du site : http://www.freakosophy.com

 

L’article « être juif » de Lévinas (publié dans le premier cahier des Etudes lévinassiennes) a été commenté en détail par Benny Lévy. Ce même article est sans doute une des premières sources de la pensée de l’identité chez Finkielkraut. Pour le comprendre, il faut s’imaginer qu’à la sortie de la guerre, une déception terrible frappe tous les intellectuels juifs qui avaient misé sur la rationalité et l’universalité de la philosophie. Car c’est au nom de cette même rationalité qu’on a mis en oeuvre une chasse à la singularité de l’identité juive – en tout cas, c’est le point commun que perçoit Finkielkraut et Benny Lévy entre le fascisme, le nazisme et le stalinisme, qui sont regroupés sous la même étiquette de totalitarisme. L’historien pourrait facilement contester la prémisse de ce raisonnement en disant qu’au lieu d’une rationalité aveugle, il a davantage été question d’un nationalisme aveugle. Mais voilà la lecture de l’histoire qui est proposé : c’est au nom du progrès nécessaire qu’on a justifié la dissolution de la singularité des identités dans un projet politique qui s’est si facilement retourné en barbarie. L’universalité tolère mal l’identité. Le débat entre Alain Badiou et Alain Finkielkraut dans leur livre commun (L’Explication) est assez passionnant à ce sujet (j’y renvoie sans m’y attarder). Badiou défend la construction progressive universalité par intégration successive des singularité tandis que Finkielkraut est toujours sur le point de voir dans ce projet humaniste et universaliste une attaque contre l’identité singulière, juive ou non.

 

Avant que les choses soient assez claires pour être résumé dans un livre de dialogue entre un philosophe de gauche et de droite, il y a donc cet article séminal de Lévinas. Lévinas écrit quelques lignes très forte sur le rappel à l’identité juive par l’histoire : « Le recours de l’antisémitisme hitlérien au mythe racial a rappelé au Juif l’irrémissibilité de son être. Ne pas pouvoir fuir sa condition – pour beaucoup cela a été comme un vertige. »

 

Cette expression d’« irrémissibilité » de l’être est interprété par Benny Lévy comme un « il y a » de l’identité. Avant même d’être un citoyen, un homme jeté dans l’histoire, il y a cet être-Juif dont on ne peut se défaire. « Impossibilité d’échapper au judaïsme, voilà la vérité » (p. 30). Tous sont d’accord sur ce point. L’universalité achoppe définitivement sur l’identité singulière du judaïsme. Mais les chemins de Finkielkraut se séparent de celui de Benny Lévy sur l’interprétation à faire de cette irrémissibilité. L’être-là du Juif est perçu comme une facticité définitive certes, mais contingente, privé de nécessité. On est Juif, mais cette identité ne donne pas assez d’être pour revendiquer d’être Juif. « être Juif pour être Juif, cela ne vaut pas la peine. »

 

Benny Lévy au contraire perçoit dans cette facticité une incroyable nécessité. Une nécessité divine. Le « il y a » n’est pas simplement le fait d’être rivé à l’être, c’est selon Lévy un don, un don divin. La créature humaine n’est pas « orpheline » comme le suggère Lévinas, elle est appelé à l’existence par Dieu. Toute l’interprétation de Benny Lévy consiste à dire l’inverse de Lévinas à partir du même étonnement. A la question « Pourquoi cette identité ? » au lieu de dire qu’elle n’a aucun sens par elle-même, que j’aurai aussi bien pu être cosmonaute ou le gagnant de Top Chef, Benny Lévy y voit l’effet d’un appel ancestral. Bien que la question du « qui es-tu ? » plonge n’importe qui dans le doute et l’angoisse, le fait même qu’il y ait une question à laquelle je doive répondre signe la présence d’une voix qui me précède et me commande de répondre, et donc là encore, d’un Dieu. J’écris cela le plus placidement du monde. Je ne pense pas un instant que cet argument convainque quiconque – en tout cas, comme le lecteur l’aura compris, pas moi. Mais ce qui m’intéresse est qu’il y ait comme un choix, un tournant, qui consiste soudain à préférer voir quelque chose de nécessaire plutôt que contingent. Voilà ce que serait la foi.

Benny Lévy. Retournement de l’insulte ou exultation.

 

Il n’est pas nécessaire de redéployer ici tout le lyrisme de l’analyse de Benny Lévy, mais ces pages d’Être Juif sont très paradoxales. Car Benny Lévy annonce un « retournement de la malédiction en exultation » (p. 43) pourtant il s’agit d’un retournement du retournement. Car le scénario célèbre que propose Sartre est moqué par Benny Lévy.

 

Voici la recette en quatre étapes d’un retournement de l’insulte réussi selon Sartre.

 

1) Notre identité est comme imposée de l’extérieur par une interpellation – ou pire, dans le cas de l’antisémite s’adressant au Juif : une insulte.

 

2) Celle-ci découvre dans mon sentiment de honte le fait brut de ma différence. Une insulte n’est jamais totalement fausse, puisqu’en tant que telle, en dernière instance, elle produit un rejet et elle fait bel et bien reculer celui qui est insulté.

 

3) Dans cette tentative d’étiquetage à laquelle l’autre aimerait me réduire, je découvre une possibilité de repli, une catégorie à laquelle l’autre ne peut pas toucher. Au plus fort de l’insulte, une marge est laissée, une altérité laissée en jachère. Être celui qu’on abhorre et qu’on déteste c’est aussi être celui qu’on laisse habiter un autre monde que le sien.

 

4) En faisant le deuil du monde qu’on me promettait d’habiter mais qu’on me refusait, la passivité de l’identité peut se retourner en activité. Je ne serai finalement que ce que je me fais dans le nouveau monde qui m’est offert. C’est une liberté âpre, conquise de haute lutte après que m’ait été révélé cette double négation de n’être ni ce que je prétendais être ni ce que les autres voulaient voir en moi. Mais c’est une liberté authentique.

 

C’est ce scénario du retournement de l’insulte que Benny Lévy moque. Car le Juif supposé faire le deuil de son être-là refuse d’abandonner ce premier malheur qui le constitue et de se lancer dans l’aventure de la liberté que Sartre lui promet. Le Juif devrait apparaît à un bon sartrien comme un pleurnichard qui ne comprend pas les bienfaits du projet existentialiste. Sartre lui promet une place dans son système et lui la refuse pour revenir à une authenticité originaire. Mais c’est parce que la prémisse de Sartre est fausse. Comme le dit Benny Lévy, c’est au fond le « Juif Inauthentique » de la fable sartrienne qui est le vrai Juif. Le judaïsme précède effectivement l’insulte. Le « Juif Inauthentique » échoue à être homme, il échoue à se croire transcendant et libre. Mais c’est ce qui préserve la tradition juive. Lévy sait combien il est terrifiant et faux de croire que c’est l’insulte qui constituerait cette identité. Il connaît parfaitement le scénario du retournement de l’insulte et préfère l’« exultation » de l’« il y a » Juif plutôt que l’ambition démesurée du projet existentialiste.

Alain Finkielkraut, l'identité juive et le retournement de l'insulte. (2ième partie)

Finkielkraut s’éloigne lui aussi de ce scénario. Pour lui, l’identité juive reste profondément déficitaire. Et, par extension sans doute, toute identité, y compris l’exultation de Benny Lévy. Dès lors, Finkielkraut n’a plus aucune position de repli si ce n’est moquer encore et encore la farce que représente le retournement de l’insulte sartrien.

La scène qui ouvre le Juif imaginaire est écrite par un jeune philosophe profondément conscient des défauts du scénario du retournement de l’insulte – scénario que Lévinas, Lévy ou Finkielkraut imputent tous à Sartre et à sa compréhension (trop) théorique de la découverte d’une identité juive. Contre cela, Finkielkraut réplique avec intelligence, il faut l’avouer. Il admet d’abord que le portrait du jeune enfant traumatisé par l’insulte est véridique. Mais il n’est pas complet :

« peut-être, plus tard, choisira-t-il l’incognito, et mettra-t-il toute son adresse à fuir le malaise d’être sémite dans la dissimulation pure et simple de son identité. Peut-être fera-t-il de ce vocable cinglant – juif – un mot intransigeant, décidé, dur, qui affirme et qui défie. Peut-être ira-t-il chercher le trésor de la sagesse juive de quoi retourner en valeur positive cette marque d’infamie qui lui a été appliquée, un jour, pendant la récréation. Mais, quelque soient ses décisions futures, il ne guérira pas du traumatisme. Cette anecdote, vous la connaissez déjà. Sous d’innombrables variantes, elle vous a été racontée par une multitude d’écrivains. C’est l’histoire pathétique et édifiante d’un enfant arraché à l’innocence et né au judaïsme sous les espèces de l’injure ou, mieux, de la malédiction. Je voudrais, moi, dire et méditer l’expérience inverse : celle d’un enfant, d’un adolescent non seulement fier mais heureux d’être juif, et qui s’est demandé, peu à peu, s’il n’y avait pas de la mauvaise foi à vivre sa singularités et son exil dans la jubilation. Il s’agit là aussi d’une prise de conscience, mais lente, imperceptible, et non pas théâtrale. L’aventure dont je parle ne se laisse pas saisir sur le mode de la narration : ce fut un drame sans instant fatal, sans rupture localisable entre un avant et un après ; ce fut un très long réveil qui ne prit jamais la forme spectaculaire d’une chute ou d’une transmutation. Nul moment mythique ne peut résumer le malaise progressif qui m’a désappris à séjourner douillettement dans la condition juive. »

L’insulte échoue à caractériser l’identité – contre cette idée, Finkielkraut est immunisé par l’il y a de Lévinas. Mais paradoxalement, c’est la mauvaise foi sartrienne qui devient la catégorie ultime de l’identité. Finkielkraut ne tente pas l’aventure d’un retour originaire vers l’authenticité, et le voici seul avec la catégorie la plus ingrate de la philosophie sartrienne (qu’il a pourtant rejeté en partie) : celle de la mauvaise foi.

Alors que devient l’identité juive après cette dialectique de la double impasse ? Elle devient une absence de catégorie, une pure réflexivité sans substance. Vous vous demandez ce que vous êtes, et après avoir éliminé toutes les possibilités, vous vous dites dans une révélation pseudo-cartésienne qu’en fait vous êtes cette interrogation elle-même. Cette réflexivité fascine quelques secondes avant d’aussitôt replonger dans la perplexité et de se demander, nan mais en vrai, je suis qui ? Car à la question de l’identité, on attend une position, une date, un lieu, un passé, une figure etc.

La conclusion du Juif Imaginaire est celle-ci : « l’indéfinition même du judaïsme est précieuse : elle montre que les catégories politiques de classe ou de nation n’ont qu’une vérité relative. Elle marque leur impuissance à penser le monde dans sa totalité. Le peuple juif ne sait pas ce qu’il est, il sait seulement qu’il existe, et que cette existence déconcertante brouille le partage instauré par la Raison moderne entre le politique et le privé. »

Son identité est donc « indéterminable », brouillage pur. Quiconque voudrait se déterminer comme Juif ne serait plus Juif. Je vous laisse goûter le paradoxe. Moi je n’y comprends rien. D’autant que d’un coup tous ceux qui refusent de se déterminer en général deviendraient donc en droit… juifs ? Un geste pur qui n’attrape rien, une question qui se prive délibérément de réponse pour rester une question pure, ou un chemin qui ne mène nulle part… tout ça me semble davantage une façon de dire « laisse moi réfléchir tout seul dans mon coin, et arrêtez de faire autant de bruit s’il vous plaît ». Être une liberté pure sans engagement ne me semble pas plus convaincant. L’ironie du sort voudra d’ailleurs que plus tard, Finkielkraut pestera comme jamais contre cette idéologie du brouillage et de l’indétermination des sexes qu’est la queer theory. On dit que certaines contradictions sont fécondes.

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