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29 avril 2009 3 29 /04 /avril /2009 12:28

Quelques mots qui viennent d’en haut pour 1) vous revitaliser ; 2) trouver un peu de justice dans ce monde vil et flottant ; 3) montrer que les plus grands hommes politiques sont connectés à nous, à nos plaisirs et nos souffrances ; 4) jouir, en un mot : jouir.

Il est jambes croisées, impliqué, suant et tenace, comme un ancien élève de terminale qui comprend qu’il est sur le point de comprendre. Mais écoutons Le Freakosophe En Chef – et en plus, ça part du cœur :

« La meilleure façon de trouver le plaisir, c'est de mettre de l'effort, je crois beaucoup à ça. La communauté pédagogique aura gagné lorsqu'elle aura fait comprendre à chaque lycéen qu'au bout de l'effort il y a du plaisir. Et c'est justement parce qu'il y a d'abord de l'effort qu'il y a du plaisir... » 

Nicolas Sarkozy pouvait-il s’arrêter ici ? Il ne serait pas président sinon : « ...je veux dire, le plaisir vient de la récompense de voir que l'effort qu'on a engagé soi-même porte ses fruits. » Jusqu’ici, ça reste très clair, mais c’était peut-être trop clair, alors soudain : explosion en plein vol, une pluie rougeoyante de débris s’écrase au sol, dispersion de la carcasse – mais tout bon prof comprend ça : « Si c'est parce que j'ai du plaisir, j'apprends, y'aura aucun plaisir. Il y a une dimension quand même, faut comprendre ça hein, c'est la vie… »


Ce n’est pas rien ce qui se dessine là, c’est toute une philosophie républicaine de la jouissance laborieuse qui naît sous nos yeux. Et notre président y met du sien, puisque c’est la deuxième prise de parole publique où il thématise le plaisir. C’est une récidive. Sa première tentative, souvenons-nous, était son interview à Philosophie magazine, en duo avec Michel Onfray, une rencontre aussi explosive que celle de Jean-Paul Belmondo et Alain Delon dans le film mort-vivant de Patrice Leconte (Une Chance sur Deux pour ceux qui cherchent – et c’est normal de le chercher). Philosophie magazine, avril 2007. Rien ne se passa, littéralement. Sauf ça : c’était – et on ne peut le savoir que maintenant – un indice rétrospectif d’un début de réflexion sur le plaisir et la récompense. 


Revenons d’abord en 2007. Le candidat nous expliquait qu’il ne pouvait jouir des choses qu’en les désirant longtemps par avance, et même – c’était son moment dialectique, son idée de génie : il peut se trouver que le résultat advenant, la jouissance obtenue est finalement moins forte que le plaisir de simplement désirer. Il est douteux qu’il ne sache pas, ses conseillers aidant, qu’il cite en réalité un classique de terminales techno. Retrouvons Rousseau et sa Julie ou la Nouvelle Héloïse, VIème partie, lettre VIII, dans les propos du candidat. Nicolas nous explique : « J'irai plus loin. Il y a plus de bonheur à désirer qu'à posséder. Ce qu'on obtient est forcément moins fort que ce qu'on rêve. Pendant longtemps j'ai vu la politique comme une façon de vivre, de combattre, de défendre des idées. J'arrive aujourd'hui au moment où je suis le plus proche du but que je m'étais fixé naïvement il y a des années. Cependant, je vais peut-être vous consterner, mais je suis en train de comprendre la gravité du choix que j'ai fait. Je ne l'avais pas mesurée. Mettons qu'il y a une chance – ou un risque, selon vous – que je sois élu président de la République. Paradoxalement, j'ai moins de bonheur à faire de la politique aujourd'hui que j'ai pu en avoir par le passé : j'en suis le premier étonné. »  

Nicolas Sarkozy est donc en train de dire que son plaisir serait moindre, voire nul, puisqu’il a désormais touché au but. Son désir se serait abîmé dans l’objet qu’il convoitait. Il serait maintenant un président malheureux, ou désintéressé. En tout cas, il ne jouirait plus du pouvoir ou de ses abus, parce qu’il l’a obtenu. Les observateurs des cascades de Nicolas Sarkozy que nous sommes tous peuvent, sans plus de précaution, avoir leurs propres avis sur l’adéquation du discours à la réalité…


source

Mais Rousseau reste plus habile que le président, car il propose, lui, un argument pour justifier son apologie du désir. Sans cet argument, on ne peut pas comprendre que la vitalité débordante du candidat de 2007 et du président de 2009 ne naît que sur un fond de pessimisme radical. La prémisse du raisonnement de Rousseau est la suivante : l’homme a très peu de chance d’être véritablement, positivement heureux. Et ce, en raison de sa nature profonde. Il est avide, d’une part, et borné de l’autre, c’est-à-dire limité dans ses capacités et les ressources effectives de son bonheur. Le désir n’est qu’une compensation, une « force consolante », que l’homme a « reçu[e] du ciel », et non une motivation. La philosophie marketo-sportive du président est sans doute fondée sur cette idée qu’il faut croire, vouloir, désirer, s’accrocher pour finalement obtenir, gagner et conquérir, mais Rousseau rappelle que c’est plutôt parce qu’on ne gagne pas qu’on désire, que c’est parce qu’on n’a pas qu’on jalouse, que c’est parce qu’on n’obtient pas, qu’on fantasme. 

Attention, nous ne nous gargarisons pas de l’évidence qui consiste à dire que Rousseau est brillant alors que Sarkozy serait borné intellectuellement. Et notre vice ne se limite pas à dire que l’argumentation de Sarkozy n’est pas « pure » ou pas orthodoxe, infidèle ou en rupture avec l’argumentation de Rousseau. Non, nous affirmons bien plus : l’argumentation de Sarkozy est tout simplement – fatalement – incomplète. Et il n’y a pas trente six mille façons de la compléter. Oublier la prémisse du raisonnement, oublier l’anthropologie sous-jacente à cette idée, n’est pas une divergence d’opinion, c’est une inconséquence, une lacune, et si on voulait, une manipulation. Car ce que Sarkozy oublie en route n’est pas rien. Il oublie l’adjuvant nécessaire à toute compensation : l’imagination. Sans elle, pas de compensation possible, pas d’objet idéal qu’il suffirait de contempler pour se désaltérer, pas d’idée de réalité qui fasse office de réalité. Et notre pragmatique (on pourrait revenir sur ce que signifie vraiment le pragmatisme, et opposer le pragmatisme « maigre » de tant de politiques au pragmatisme « riche » d’un William James par exemple) de président n’est vraiment pas de ses admirateurs.

 

Outre ses habituelles attaques contre ceux qui rêvent plutôt que d’agir (on nous pardonnera de ne pas nous sentir obligé d’apporter de preuves), il multiplie trois attaques, dont deux plus construites, à son endroit : (1) l’imagination paralyse ; (2) elle exacerbe la douleur ; (3) elle est brève. Et oui, il y a bien une contradiction entre (1) et (3). Mais surtout, si nous insistons maintenant, c’est pour savoir ce qu’il reste du désir une fois qu’on s’est privé de la notion d’imagination… Résultat en (3).
 

1) L’argument est franc et direct comme le personnage : l’imagination glace l’objet, cristallise le désir et le rend d’emblée trompeur : « M.O : Vous avez aussi une passion pour Albert Cohen ? N. S. : Oui, j'aime beaucoup Albert Cohen dont la plus grande oeuvre est pour moi Le Livre de ma mère qu'il dédie à tous ces jeunes insensés qui imaginent leurs mères éternelles. » Sa première critique de l’imagination a donc avant tout une dimension morale. Le livre de Cohen pourrait être vu comme un hommage à un travail rendu possible de l’imagination, mais il n’en retient que la dédicace. Qu’à cela ne tienne.
 

2) Mais la deuxième critique est plus intéressante car elle est une condamnation définitive. L’imagination a en effet une direction : elle ne sauve pas, elle aggrave. « On peut dire aussi d'une certaine manière que l'idée de la douleur est pire que la douleur elle-même » Onfray tente de bien de faire comprendre au président que cette force qu’est l’imagination n’est pas unilatérale, et qu’elle est donc utilisable pour exercer un contrôle sur soi-même et ses représentations. On pourrait domestiquer sa souffrance grâce à elle. Le philosophe cite ses classiques : les stoïciens, Epicure. L’esprit contrôle la douleur, et nous pourrions donc librement l’apaiser. Mais non. Le président est déjà reparti sur tout autre chose, justifiant son impatience et son insensibilité à l’ennui…
 

3) « le désir est aussi fort quand on l'imagine que quand on le vit, mais il est également plus bref. » Voilà donc la conséquence un peu étrange. Sarkozy finalement associe désir et imagination, il sent un rapport, mais bizarrement, il rate totalement la conclusion qu’il avait lui-même attaquée à travers Cohen. Le désir et l’imagination sont trop brefs, alors qu’ils semblaient pécher tout à l’heure par un illusoire sentiment d’éternité. C’est ce qu’on appelle un sabotage. Difficile de savoir sur quoi s’appuie Sarkozy, c’est une soudaine limite imposée au désir, point. Mais ce qui est sûr c’est que, n’étant pas très confiant dans les pouvoirs réels de l’imagination, sa philosophie du désir s’évapore d’elle-même dans les contradictions qui lui tiennent lieu de réflexions. 

 

Il est sûr également qu’en étant conséquent il aurait pu éviter un pareil écueil, ou proposer une limite plus solide. Car si on se souvient, le désir chez lui, et l’effort maintenant, dans son discours en avril 2009, se caractérisent tout de même par une certaine durée. A-t-on, deux ans après, une solution à cette philosophie du plaisir ? 

 



 

Car nous voici maintenant en 2009. Et nous autres, freakosophes, exégètes du presque néant, notre tâche prioritaire est de déterminer s’il y a constance (on a eu déjà du mal à parler de cohérence) ou non du discours présidentiel. 

1) D’abord, il y a ce leitmotiv qu’aucun plaisir accidentel ne saurait advenir, par hasard, en dépit de toute notre volonté de contrôle. La grande sincérité de Nicolas Sarkozy n’est pas mise en défaut ici. En bon chef d’état, il est entier dans sa fonction quand il prône la maîtrise parfaite du rendement efforts/plaisirs. Il tient les rênes du pouvoir comme il tient les chaînes de son désir. En un mot, le plaisir est d’abord l’effet d’un travail.  

Le rapprochement plaisir et travail va si loin dans son esprit, qu’il serait prêt à nous chanter du Renaud avec autant de premier degré démagogique que ce dernier. On peut à ce titre se remettre en tête les paroles savoureuses de démagogie de Nicolas Sarkozy, qui a au moins le génie de taper là où ça fait mal dans le discours de gauche, faisant jouer la gauche ouvrière (laborieuse) contre la gauche libertaire (jouisseuse). « Au cours de mes déplacements, j'ai été frappé de constater toujours plus de bonheur au travail dans les usines que dans les bureaux. Du temps de Germinal, dans la mine, même si c'était éprouvant physiquement, on ne se sentait pas seul. Il y avait des valeurs d'amitié et de solidarité ; le sentiment d'appartenir à une civilisation en progrès aidait à tenir. Tandis que, de nos jours, quand vous êtes dans un bureau confortable, devant un ordinateur, sous l'autorité d'un sous-chef, vous êtes isolé. » On a compris : la jouissance selon Sarkozy c’est le plaisir de l’épuisement du bon ouvrier, qui se remémore tous les jours qu’il travaille pour le « progrès de la civilisation » (car il ne travaille pas pour survivre, non, il lit le journal et voit en gros titre chaque matin « Le Progrès avance !»), le plaisir complètement abstrait donc, d’un homme lessivé, qui ne voit rien du résultat concret de sa journée, mais qui croit en des forces bien humaines et bien concrètes comme l’amitié et la solidarité (on note bien la redondance magique de ces termes)… Quoi ? Vous ne rêviez pas d’une vie plus authentique ? Parce que Nicolas Sarkozy en a dressé le tableau pour nous…




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2) Autre élément, la route est longue avant le plaisir. L’effort doit être constant, aussi constant que son combat pendant des années pour finalement parvenir au pouvoir. Car cette philosophie (on prête le nom à ces ratiocinations par un respect tout pascalien) est tout simplement le décalque de la vie du candidat. L’homme pressé qu’il était n’a pas trouvé le temps pour cueillir quelques moments de plaisir. Mais si l’effort est long, le plaisir est donc également rare. 

Notre président rejette toute idée d’un plaisir régulier, ou habituel – en fait le plaisir qui est au cœur même de l’enseignement : celui de voir son professeur de philosophie préféré chaque jour, celui d’apprendre chaque jour quelque chose de nouveau, celui d’être avec ses camarades et s’échanger des vidéos pornos sur son portable, ou celui de prendre un café après les cours et de cancaner sur la vie sexuelle de leur professeur de philosophie préféré… Heureusement que Nicolas Sarkozy n’est pas formateur à l’IUFM. Car avec lui, la jouissance est une récompense, que seuls ceux qui ont travaillé obtiennent. Adieu les élèves qui ne doivent leurs bonnes notes que parce qu’ils héritent du bagage culturel de leurs parents – les véritables « élèves-moteurs », dans le jargon –, adieu les élèves qui travaillent mais ne sont jamais récompensés, et adieu enfin les élèves qui ne travaillent qu’à condition d’être encouragés régulièrement. Le mérite comme seul critère, et le plaisir comme seul récompense… Ce n’est ni réaliste, ni productif. Heureusement qu’il existe des professeurs capables de parvenir pragmatiquement à des principes qu’une morale abstraite et égocentrée ne peut même concevoir.



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3) Car enfin, et c’est le plus intéressant, pour Nicolas Sarkozy, le plaisir n’est qu’une constatation, une idée en somme.  Et ce n’est pas en premier lieu une sensation positive, un ébranlement physique. Grand paradoxe pour le jouisseur en Rolex. La récompense c’est d’abord l’idée de récompense. Il se tue à le rappeler : la récompense est de « voir que l’effort qu’on a engagé soi-même porte ses fruits ». On peut donc engager des efforts qui portent leurs fruits, mais tant qu’on ne se reconnaît pas comme responsable de ces efforts, pas de récompense, pas de plaisir. On peut même ne pas avoir réellement de résultats mais se savoir acteur du peu qu’on fournit, et ce serait déjà une récompense. Bref, si la condition du plaisir était la reconnaissance de son effort, l’humanité hésiterait radicalement entre la masturbation continuelle de l’ego et l’incontinence puritaine. 

Mais surtout, cette pseudo-morale amène logiquement Nicolas Sarkozy à rejeter toute idée de plaisir accidentel, ou même toute positivité dans la douleur réelle de l’ouvrier qui descend dans les mines, comme son si bel exemple le montrait. Rappelons-nous : l’idée de douleur est pire que la douleur elle-même. D’une certaine façon, dans cette caricature de méritocratie, il y a une mise en garde faite à la gauche : le plaisir n’est pas une récompense. La très jolie expression platonicienne d’« aiguillon » (Phèdre, 250e) est plus réelle que n’importe quel discours de papa-moustache. Car l’« aiguillon de la nécessité » c’est la reconnaissance que le plaisir est d’abord habituel, constant, irrationnel, et non rare et obligatoirement justifié.  





Il nous semble finalement qu’on apprend plus sur un homme politique à travers sa philosophie que dans le total de discours brouillés par les opportunismes et les conseillers. Si on juge quelque chose ici, ce n’est pourtant que l’homme, la politique, elle, ne s’écrit pas dans un pur isolement. 

Remettre le plaisir au centre de l’appareil pédagogique. Si on veut, mais pas celui de Sarkozy.

 

 

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