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Un Homer esseulé serait-il encore drôle ?
"Sitcom". Le mot vient comme l'on sait de la contraction de "Situation comedy". On suggère par ce nom que les personnages ne sont pas développés pour eux-mêmes. L'intérêt provient plutôt de leurs interractions comiques. Et si on déploie le concept jusqu'au bout, on peut en déduire que dès qu'un personnage se met à changer en profondeur et devient l'enjeu de la série, cela signifie qu'on est en train de basculer dans le genre du drame, où l'action n'est plus fragmentaire ou cyclique, mais linéaire. La plupart des sitcoms, pour ancrer leurs situations comiques nécessitent donc un cadre très défini, quasi rituel, où rien ne change qui affecte directement les personnages. Elles supposent par exemple une bande d'amis, où chacun connaît sa place. A la qualité d'être comique s'appose alors une deuxième qualité peut-être aussi importante : avoir passé un pacte social.
The Simpsons : 24 ans de générique passés à se jeter sur un canapé.
Prenez le célèbre générique des Simpsons. Il suggère quelque chose de très puissant. A travers toutes les variations possibles, il y a une convergence indéfectible vers le canapé et la télévision. Chaque début d'épisode, on sait que ce qui forme la possibilité même de la série est cette socialité naturelle. Les cinq membres de la famille Simpson, Homer, Marge, Bart, Lisa, et dans une moindre mesure Maggy, sont tous capables de risquer n'importe quel cataclysme pour retrouver la chaleur de l'insociable sociabilité du canapé familial. Bart esquive habilement les passants en skate, Homer rate trois occasions de faire exploser la centrale ou de provoquer un crash en voiture, Marge perd Maggy à la caisse du supermarché, et Lisa revient à peine du monde merveilleux de la musique. Tous ont mille occasions de partir, de se perdre, et pourtant ils se rejoignent indéfectiblement sur le canapé à l'heure de leur propre show. Ce qui compte n'est pas qu'ils soient devant la télévision, comme un formidable miroir de nos foyers contemporains, mais qu'ils soient ensemble devant la télévision. Malgré tout ce qui a été écrit sur la dissolution du lien social à cause de la télévision, malgré les célèbres scènes d'étranglements Homer/Bart, et toutes les écarts à la routine familiale que la série illustre, le petit rituel du générique montre à quel point au contraire la société préexiste à la télé, et le lien social à la situation comique. N'y a-t-il jamais eu un de ces génériques où l'on ne voyait qu'Homer rampant vers le canapé, seul et ivre, une part de pizza collée au slip, et se morfondant de solitude devant son poste (question ouverte, à la limite, qui est aussi un appel à trouver la perle rare — ou une suggestion pour Matt Groening) ?
L'ordre du canapé. Le chaos de la bouffe chinoise à emporter.
Autre exemple de cette mécanique sociale donnant lieu à la situation comique : les incipits de Big Bang Theory. Alors que le générique présente un monde qui explose (un big bang), la fin du même générique montre la petite bande d'amis associée autour d'un canapé, dont on sait dès le premier épisode que chacun y a sa place déterminé (d'après le plan établi par Sheldon). La narration débute généralement par une conversation qui dégénère : une remarque prise à la lettre par Sheldon, un défi stupide lancé par Howard ou une blague sur le manque de sex-appeal de Léonard. L'histoire, telle le monde matériel après l'événement du clinamen épicurien, ou telle le big bang du générique, donne l'impression de naître par hasard. La résolution du problème est d'ailleurs souvent escamotée. Ainsi le dernier épisode (S04E17) déploie la chaîne de réactions : Léonard trouve l'amour avec la soeur de Raj, rend Penny jalouse, et... Penny finit l'épisode en pleurant entre deux sarcasmes de Sheldon. Mais... pas de réconciliation. On pourrait croire qu'on laisse le show au bord d'un gouffre d'incertitude, ouvert à tous les possibles. Mais au contraire, quoi qu'il arrive, chaque personnage retrouve son lieu naturel, son topos : Penny reste la voisine de la bande de geeks, Howard reste vivre chez sa mère et Raj reste un célibataire frustré, tandis que Sheldon reste indifférent à toute aventure sexuelle avec Amy.
Friends, Happy Days, How I Met Your Mother... tous vivent des aventures, voire même des ruptures, mais à une condition : qu'existe un groupe d'amis véritablement et solidement liés dès le premier épisode. La sitcom n'est que l'histoire de ce groupe. Toutes les formes de socialité sont en droit possibles. Le cadre favori des sitcoms reste la famille, comme le prouve le récemment emmy awardisé Modern Family. Une famille a ceci de pratique pour un scénariste qu'il se dispense d'expliquer la constitution même du groupe qui va devoir subir ces tensions et ces conflits. Et dans ce cas, moins on montre, moins on explique, et plus on met hors jeu la dramaturgie même qui accompagne la constitution de la "société comique". Certes, il existe de nouvelles hordes comiques qui permettent d'ancrer une sitcom, on peut citer par exemple The Office (et ses triples versions : anglaise, américaine et française), Park and Recreation ou IT crowd. Le bureau y inaugure un nouveau genre de société sitcomielles. Et le ressort comique venant du fait que justement, malgré les tentatives de s'en échapper, le groupe reste dominant, inchangé, bien que majoritairement composé d'abruti. Mais pour autant, on n'y explique toujours pas la constitution du groupe lui-même, le pacte social lui-même.
La famille doit-elle être le fondement de toute société sitcomielle ?
Il y a une série qui fait figure de brillante exception – car c'est là que je voulais en venir : Community. La série a débuté en 2009, et comme son nom le suggère, elle porte directement sur la constitution d'une communauté. Le titre brouille à peine les pistes en s'inspirant de ces community college, qui sont des universités publiques, ouvertes à tous, et qui sont présentées dès le début de la série comme une véritable jungle.
Mobilier combinable. Pacte social combinable.
Sans trop abuser de notre pouvoir herméneutique, on peut donc lire dans cette sitcom le problème de la constitution d'une société, et donc, en filigrane l'examen du contrat sitcomielle lui-même. Le premier épisode de Community fait en effet défiler tous les problèmes inhérents à la constitution d'une société, et surtout fait se rencontrer et s'entrechoquer différentes théories d'association : hobbesienne, kantienne, ou utilitariste. Notre problème sera alors de se demander suivant quel motif les personnages s'associent ; et s'il existe un motif sitcomique spécifique d'association.