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"Alors finalement, pourquoi ils sont sur l'île ?"
Tous les spectateurs connaissaient l'hypothèse finale. Simplement parce que tout le monde a au moins trois questions en tête quand il mate n'importe quel épisode. Et si l'île, c'était le purgatoire ? Et si l'île, c'était l'enfer ? Et si c'était le paradis ? Lost a longtemps été un générateur d'hypothèses. Et la réponse apparaît donc totalement fade, comme prévu (par nous notamment). On gâche toutes nos hypothèses troublantes pour une réponse ultime.
"L'île est le purgatoire, l'ultime passage vers le paradis."
L'ultime communion - source.
J'aimerais juste ici rendre hommage à la simplicité de cette idée. Il m'est arrivé de voyager avec des amis en Flandres, cette province ravagée par la bière et la bourgeoisie. A l'époque on jouait de la musique dans la rue, parce que c'était très classe, et particulièrement courageux de le faire sans labrador miteux pour nous accompagner ou nous défendre des autres punks à chiens. On avait gagné quelques euros, et toute la journée on avait évité les flics que les commerçants lâchaient sur nous quand on jouait devant leurs vitrines. On a finalement jugé qu'il était temps pour nous de s'asseoir à une terrasse du centre de Bruges, comme le reste des bourgeois. Le serveur se pointe, et sent tout de suite qu'il ne pouvait pas nous servir aussi ordinairement qu'il sert les bourges ou les touristes. On puait socialement. Un peu dégoûté, je file aux toilettes (avec l'intention de me venger), en marmonnant un tranquille "quel pays de merde" en passant près des cuisines. Je monte les escaliers pour atteindre la porte siglée. Et là, ça ressemble à un film lynchien. Derrière, encore un long couloir. Puis des toilettes minuscules. Par la fenêtre, il ne reste qu'un petit bout de ciel. Et là, j'ai eu un flash. Et si tous ces cons étaient les gardiens de cet unique petit coin de lumière. L'idée s'est faite plus précise. "Et si un lieu aussi hostile et banal pouvait être en fait le lieu de passage vers le paradis". Et voilà, c'était l'idée de Lost, que j'ai eue en 2003. Je vous rassure tout de suite, jusqu'à présent, et malgré mes efforts, je n'ai réussi à draguer personne avec cette histoire tout à fait véridique. Ma mégalomanie est donc légitimement punie. Mais surtout, une telle idée n'est pas impressionnante du tout.
Les premiers blogs de fans avaient raison dès le début. Pourtant, les débats fleurissent sur les forums pour savoir si la fin est cool ou non, alors qu'ils ne disent rien de ce qu'elle est. Tout le monde a l'air un peu embrouillé, encore. Pourtant, le seul petit "twist" inédit était de penser que la dimension parallèle n'était pas un monde possible, mais un monde parfait... les sauts dans le temps avaient brouillé les pistes. On répète, donc, l'idée est assez banale, les fans savaient tout. Mais le génie de Lost a été de brouiller les pistes.
Perdu ? - source.
Locke / "Smockey" on s'en tape. Jacob, pareil, on s'en tape. Le coup des candidats... mais alors on s'en tape encore plus. Le mystère des femmes enceintes, le temple de Dogen... etc. Mais voilà, l'ultime bienfait de la série est que justement, on accepte de regarder un show qui ne fournisse plus de réponse, même quand elle est simple. Aucun personnage ne dit clairement "salut Jack, t'es au paradis, bouffon". Au lieu de ça, Christian (le papa de Jack "Berger" Shephard) présente très abstraitement la chose : "c'est un lieu où tout le monde peut se retrouver." "Il n'y a plus de maintenant, il n'y a plus d'ici." Même quand on sait que Locke incarne le Mal absolu, on lui laisse la chance d'être encore et toujours appelé Locke. Jack lui répète encore, comme un gamin "je sais que tu n'es pas Locke" – alors qu'on le sait TOUS depuis une saison. Lost n'appelle pas un chat un chat, et c'est son charme.
On peut même dire que c'est une série macintyrienne (le philosophe qui a popularisé malgré lui l'idée d'un storytelling universel dans les années 80), tant le seul pouvoir des personnages est d'interpréter le réel comme ils l'entendent, d'en faire le récit comme ils le veulent (en flashbacks, en flashforwards ou en flashsideways), et de parfois autoréaliser les événements qu'ils prophétisaient. "Le réel est ce que j'appelle réel". Mais la série est encore macintyrienne parce que ces récits, qui définissent les personnages, ne se font qu'en fonction d'un problème fondamental (la vengeance pour James, l'amour et la confiance pour Jin et Sun, la fuite pour Kate etc...), voire d'une vertu fondamentale (la foi pour Jack et Locke, par exemple). Bien sûr, de ce point de vue, les actions des personnages ne prennent sens parfois que pour eux, ou si on connaît leurs passés (ce qui justifie tous les flashback des premières saisons). Mais aussi sûrement, il y a tout une série d'actes qui resteront inexpliqués s'ils ne trouvent pas de place dans le récit d'un personnage. On ne saura jamais pourquoi Jack a cru qu'il fallait revenir sur l'île, faire exploser une bombe H, ou même "désactiver l'île". On ne saura jamais pourquoi Locke numéro 1 a cru également qu'il fallait rester sur l'île, ou pourquoi Locke numéro 2 a cru qu'il devait quitter l'île. Il y a des récits qui se sont perdus en route. Mais c'est la conséquence du relativisme macintyrien. A force de voyages dans des univers mentaux aussi différents que ceux de tous les personnages, il fallait au moins en conserver un pour expliquer ce qu'est cette foutue île. C'est celui de Jack qui a été choisi, si bien qu'on peut vraiment se demander si ce paradis, ce monde parfait où tout le monde peut se rencontrer n'est pas que le paradis perso de Jack...
En route vers son paradis ? - source.
Un regret précis tout de même. L'idée force de Lost de la dernière saison a été de faire tournoyer les personnages sur eux-mêmes dans cette dimension X sans qu'ils se doutent un instant qu'ils étaient au paradis. La mère de Daniel Widmore avait mis son fils en garde au moment où il voulait lui-même chercher Charlotte. On aurait dû faire planer sur ce paradis un risque réel de désagrégation si jamais il était désigné comme tel – car il perdrait de sa réalité. La série ne met pas assez en avant ce point. Si le paradis (la dimension X / le flashsideway) est figé, ou comme mis en boucle, dès que les personnages se mettent en mouvement alors apparaît un sacré p... de problème : "où aller ?" Car telle est bien la question qu'en gros, les trois quarts des personnages posent à celui qui vient révéler la vérité (Kate à Hurley, Jack à Christian, et tout le monde à Desmond). Certes, ils sont au paradis, mais alors que leur reste-t-il à faire maintenant ? Et c'est le défaut de cette scène finale... Que font-ils ? Une cérémonie d'enterrement. A peine. Ils se retrouvent et ils s'aiment. A peu près. Au fond, il leur reste à être heureux et à s'ennuyer. Voire à disparaître vraiment dans un bain de lumière, pour enrayer le cycle des réincarnations – comme un bon scénariste californien bouddhiste pourrait y penser. Ou mieux... et c'est mon interprétation ultime de l'épisode... En ayant compris qu'ils étaient au paradis, ils désagrègent ce paradis lui-même, car la condition pour l'habiter (ce qu'Eloïse Widmore suggère) est de ne pas savoir qu'on est au paradis. Comme s'il fallait justement ne pas être conscient du sens tout relatif du mot "paradis" pour ne pas en gâcher le goût.
Illustration du Paradise Lost de Milton - source.
On dit ça, on n'a encore rien dit. Parce que Lost s'est entre temps transformé en événement qui nous parle des séries, de l'Amérique... Mais le propos n'est-il pas un peu gratuit ? De l'Amérique, on reconnaît la religiosité fondamentale. Qu'une série finisse par une évocation aussi littérale du paradis est presque affligeant. On avait reniflé le coup, mais dans notre post, on avait osé croire à quelque chose de plus tragique.
Des rapports entre série et Amérique, on a lu partout que toutes les séries US d'après le 11 septembre parlaient de l'Amérique après le 11 septembre. Bande de petits malins... quelle série américaine d'après le 11 septembre pouvait ne pas en parler ? Même l'occultation du 11 septembre parlerait du 11 septembre. Qui plus est, n'était-ce pas ça la vraie tendance : ne pas évoquer le 11 septembre (Nip Tuck, House, Desperate housewives, Dexter, How I met your mother...) Si on voulait en déduire un état de conscience collectif de l'Amérique en 2010, on dirait surtout en citant les lignes de dialogue involontairement beckettiennes de Jack et son père : "il faut partir, demande Jack – non, il faut avancer", répond le papa mort-vivant. On clôt le chapitre 11 septembre, on évacue aussi les doutes politiques de cette période.
Lost est avant tout une réflexion sur la forme de la série elle-même, une prise de conscience des codes du média lui-même. Une série est une communauté – le thème est interne au scénario. La communauté c'est celle de l'oceanic 815 bien sûr, mais c'est celle des fans aussi. Les personnages qui se souviennent, préparent la douce nostalgie du fan qui se souvient aussi qu'il est resté attentif à chaque nouvel épisode pendant six ans... Et il ne serait pas du tout stupide de penser que ce paradis final "où tout le monde peut se retrouver" est celui des souvenirs des fans. Les producteurs auraient même pu cyniquement glisser une pub pour les DVD pour faire chauffer les prochaines ventes. "The End", l'ultime épisode, est donc moins une résolution qu'une célébration de tous ceux qui ont suivi la série.
Une désintégration immédiate dans la culture populaire - source.
Mais surtout, c'est la grave question (sur laquelle on reviendra) de la fin des séries qui est posée. Si les personnages sont faits pour mourir, et les mystères faits pour être résolus, que reste-t-il d'une série lorsqu'elle se clôt ? Lost au fond propose une théorie pour faire croire à une sorte de paradis des personnages, où ils se retrouvent, où ils sont bien, où ils peuvent encore interagir entre eux mais faiblement. Et ce paradis est bel et bien notre esprit. On peut se laisser emporter une dernière fois par ce qu'il reste de notre énergie de fan – l'amour nous porte, et on verra où nous atterrissons ensuite. On pourrait même dire que : nous avons un paradis en nous, puisque le paradis est défini par l'absence d'ici et maintenant du souvenir. Les personnages sont bien en nous. Le lieu final, cette dimension X de la série, est littéralement le lieu de notre esprit. Il y a donc un paradis à habiter dans notre esprit. Peut-être sommes-nous nous aussi en train d'habiter le paradis d'un autre ?