On a tous un pote (ou une partie de notre cerveau reptilien) qui a aimé Avatar. Tâchons d’être compréhensif, affichons le visage idiot de la compassion, puis adoptons sans détour le langage sévère et brutal de la Raison. Le film est joli, mais le scénario est profondément raciste.
On nous voit venir. Vous pensez sans doute qu’on s’émeut du non-respect des quotas, ou de ce héros blanc qui gagne encore à la fin… non c’est pire. Mais puisqu’il doit y avoir un débat sur le
débat, let’s go, bandes de Naa’vi. Voici notre Prolégomène à toute critique future de blockbuster.
Dans une émission aux habitudes plus critiques, et à l’esprit plein de LOL (« l’édition spéciale » pour ne pas la citer), la critique du film par Marie Colmant se présentait en gros comme suit : « on a reproché plein de choses à Cameron, le film est peut-être nul mais il explose le box office. »
Ceci prouve que la petite phrase d’artiste la plus importante du XXème est sans conteste celle de Warhol – pas celle qu’on connaît sur le quart d’heure de célébrité – mais celle-ci : « l’art, c’est l’art de faire des affaires. » Depuis cette petite phrase, un artiste très bien côté sur le marché de l’art n’est plus seulement un artiste qui vend, c’est aussi un bon artiste. Damian Hirst ou Jeff Koons tirant eux-mêmes les ficelles de l’offre et de la demande sont de bons artistes (cf le documentaire génial de l’anglais Ben Lewis, L’art s’explose). Et depuis cette petite phrase, un blockbuster qui fait sortir toute la petite famille de son pavillon est aussi un bon film.
Mais il reste une étape supplémentaire à franchir pour bien comprendre la réception critique d’un blockbuster comme Avatar. Désormais un film peut être bon avant même d’être vu par qui que ce
soit. N’importe quelle œuvre d’art d’ailleurs pourrait devenir, sur ce critère, virtuellement belle avant même d’exister. Si le buzz est bon, si la publicité qui est faite suscite un intérêt sur
le net, et que tout s’emballe, les recettes paraissent assurées, et donc, suivant le même principe, le film est bon. Le blockbuster, et ironiquement Avatar, n’est qu’une nouvelle étape vers la
virtualisation de la beauté, bien plus qu’une nouvelle étape technologique vers la représentation d’une beauté « virtuelle ».
Ainsi, on a eu beau avoir reproché plein de choses à Avatar : le scénario extrêmement faible et linéaire, l’imaginaire affadi d’un parc d’attraction à oreilles rondes, les personnages aussi vides
et inexistants que des avatars de forums UMP, la sempiternelle idéologie guerrière et impérialiste d’une certaine Amérique… Le film continuera à résister à toute appréciation esthétique. Faites
le test vous-mêmes. Invariablement, l’argument du box office, argument warholien (mixé avec un peu de W. Benjamin), validé par le monde de l’art contemporain, ressortira – ou menacera de
ressortir. Il n’y a donc aucun hasard à avoir vu s’abattre sur le film une pluie de reproches non-esthétiques.
1) Sigourney Weaver y fume trop ;
2) le film, projeté en 3D, provoque des crises d’épilepsie ;
3) il pourrait être la cause de la dépression de plusieurs spectateurs déçus que notre Terre ne ressemble pas à Pandora ;
4) ultimement : le film est raciste…
Bien sûr, rira-t-on, tout ça n’empêche pas le film de faire parler, et donc de faire événement. Et la recette faramineuse du film d’être apportée par les journalistes comme preuve finale du buzz
auto-prophétique.
Puisque rien ne pourra être dit sur la beauté du film, puisqu’il est acquis pour la plupart des gens (lecteurs de Warhol/Benjamin ou non) qu’exploser le box office constitue le caractère intrinsèque d’une œuvre d’art réussie, il faut comprendre que la critique du fond raciste du film est tout ce qui nous reste. Et c’est d’ailleurs très amusant.
(1) D’abord, le petit blanc est le prototype du héros de feuilleton : neutre, sans passé, sans parti pris. Lui-même est un avatar. Mais que signifie vraiment le terme « avatar » ? C’est en hindi
le terme qui est donné pour parler de l’incarnation d’un dieu sur Terre. De la même façon qu’on déglace des oignons dans une poêle avec un peu d’eau, ce petit détail fait déjà remonter les sucs
du racisme… Notre héros blanc va s’incarner lui aussi pour parler aux sauvages.
(2) Car voilà le deuxième point : les Naa’vi sont bel et bien présentés comme des sauvages, bien que dans sa bonté infinie le scénariste leur ait donné un langage inédit et un épiderme bleu de
dauphin disco. Qu’ils vivent à moitié nus, qu’ils aient des petits rituels sympas, ou qu’ils montent des chevaux imberbes est assez touchant mais profondément condescendant. Ils ne sont même pas
capables de construire une cabane, et préfèrent vivre dans un tronc… Quel genre de culture est-ce là ? Chaque Naa’vi qui passe à l’écran rappelle au spectateur qu’il a raison de ne pas porter
qu’un pagne et de ne pas se peindre en bleu électrique. Plus encore, chaque Naa’vi qui passe à l’écran rappelle que si vous êtes pacifiste dans la vie, vous êtes le perdant. Car à la fin, tout
finit en guerre, et la guerre, c’est l’affaire du petit blanc.
(3) On pourrait nous dire : « mais non, les Naa’vi sont sympas, ce sont des personnages positifs. Et ils disent des trucs profonds comme « je te vois » mais pour dire en fait qu’ils voient à
l’intérieur de nous. Mais même positifs, ils ne sont pas possibles, pas cohérents en tant que personnages. Par conséquent, leur gentillesse et leur pacifisme avec eux peuvent être souhaitables,
mais restent profondément illusoires.
Ces aliens mignons ne sont que notre fantasme d’un état de nature parfait, un fantasme que même les plus précoces des philosophes de l’état de nature n’auraient pas osé imaginer. Ils sont
innocents et ô l’amour est si beau là-bas, qu’en une baisouillette sous un arbre, vous êtes déjà mariés – d’ailleurs, ils n’ont manifestement pas de sexe, puisque c’est la natte qu’il faut se
tripoter... On n’échappe à un ridicule trop frontal que parce que la comparaison est voilée derrière l’alibi de la science fiction. Et encore, il est possible que vous entendiez des ricanements
dans la salle, même de la part du meilleur des publics. Ces personnages font penser à certaines peintures de corps de Noirs – généralement de Africaines en train de porter des trucs sur la tête,
ou des Africains à poil avec juste une lance dans la main – que les blancs de classe moyenne affiche dans leurs intérieurs, comme une amulette anti-raciste, pour dire : ils sont sauvages, mais on
les aime bien. Les Naa’vi sont d’impossibles amis exotiques. Comprenez-nous bien : on peut rêver d’avoir de pareils amis imaginaires, mais marcher dans l’alibi de la civilisation lointaine est
une autre affaire. Pour faire passer la pilule du « bon sauvage », on fait gober la pilule écologiste. Pourtant, les deux devraient s’annuler. Dans un monde aussi dangereux que Pandora, ces
peuples arriveraient à vivre au beau milieu d’une nature dangereuse en n’étant pas plus guerriers, ou capables de se protéger… ? Ces Pandoriens si fiers ne devraient-ils pas eux aussi trouver ces
humains contre-nature, laids, grossiers, et devenir racistes ?
(4) Le film est raciste encore parce qu’il fait adopter aux Naa’vi une thèse ridicule sur la reconnaissance politique : pour s’adresser à ces sauvages, il faut jouer leur apparence – prendre un
avatar. On ne sait pas très bien si les Naa’vi comprennent qu’il y a un humain dans ce Naa’vi en treillis militaire (ils sont cons à ce point-là). Leur confusion est même comique – et c’est celle
des scénaristes. Appliquez cette politique dans le monde réel, et l’effet comique là encore est garanti : pour aller en Afrique, je vais devoir me passer le visage à la peinture noire, pour aller
en banlieue m’habiller en survêt, et pour errer dans les pavillons de la classe moyenne porter un sweat capuche et une crête de minet... ? La reconnaissance d’une différence culturelle passe donc
par l’élimination de cette différence, ou plutôt par l’apposition d’un masque sur cette différence. Les scénaristes hollywoodiens si prompts à condamner le mensonge font pour une fois l’éloge du
mensonge et de l’hypocrisie ; si bien que le paraître finit par devenir un être dans une ultime prière exaucée par Mère Nature. On aimerait applaudir, mais ce n’est pas du vrai cynisme, c’est de
la candeur de contes de fées. La grenouille devient vraiment un prince charmant. Le petit blanc qui ne sait pas où est sa place devient un bon sauvage… à moins que ce ne soit le contraire.
(5) Enfin, le film condamne la colonisation mais ne voit rien de mal à la déculturation. Car en réalité ce sont les Naa’vi qui s’acculturent, et pas du tout le héros. Même si on oublie l’angélisme, et même si on arrive encore plus courageusement à oublier la musique des Andes qui accompagne chaque paysage, on reste mal à l’aise tellement les Naa’vi sont à côté de la plaque. Car bien qu’ils prétendent avoir une connexion ADSL en prise directe avec la nature, le spectateur va bientôt être obligé de reconnaître que le petit blanc se débrouille pas mal lui aussi, et même mieux. Il cumule tous les points de vue : de l’humain, des Naa’vi, et même… de la planète Pandora elle-même qui sauve tout le monde à la fin. Il en sait donc plus que tout le monde. Enfin, il domine en quelques semaines le super prédateur de toute la forêt de Pandora, parce qu’il a compris que ce gros dragon rouge un peu bougon ne pouvait pas voir au-dessus de lui en plein vol. Bref, il suffisait de l’attaquer par au-dessus… ce que notre charmante tribu, en passant tous les jours devant le crâne d’un congénère du prédateur ailé, et depuis quelques centaines d’années, n’avait jamais réussi à comprendre. Pas besoin de développer le symbole : le Blanc voit au-delà de tous les préjugés alors que les Naa’vi respectent des traditions qui, aussi sympas qu’elles soient, sont inefficaces.
Hummmm, le goût du pragmatisme américain. Mais le meilleur reste à venir. Car, on l’a dit, le héros est aussi un prophète malgré lui – même si on avait voulu, on n’aura pas pu réunir plus cyniquement tous les clichés des films du box office. Il est choisi par Mère Nature dès le début. Pourtant, les Naa’vi ont une petite philosophie à eux, qui laisse penser que si la nature envoie des signes, elle n’intervient jamais directement. L’esprit de la forêt de Pandora, selon eux, serait pacifique et non interventionniste. Pour cette raison, les Pandoriens auraient d’ailleurs pu tout aussi bien se passer d’un dieu quelconque, puisqu’il ne leur sert jamais à demander quoi que ce soit. Sont-ils sages et humbles, doux et érudits ? Non… ils ne voient pas le signe, et finissent par être lâches en prenant les armes trop tard. Donc : le héros à la barbe de trois jours peut en toute légitimité appeler tout le monde à 1) se battre, et 2) prier pour l’intervention de la super Mère Nature avec eux. Si suite il y a, on peut l’écrire dès maintenant le plus facilement du monde : la culture Naa’vi est détruite par le petit blanc réformateur, il échange leurs filles contre des bouteilles d’alcool et de l’or, et sombre dans la décadence et la folie. Ou ils pourraient aussi décider de passer désormais tout leur temps dans des églises pour demander de la pluie à Mère Nature, et des dragons qui vont plus vite pour faire leurs courses plus rapidement que jadis.
Mais pourquoi faire un foin d’un petit blockbuster ? Parce qu’il a été véritablement aimé du public. Ce qui signifie que le racisme est négociable à condition d’images bleues et roses aussi
flashy qu’un poisson exotique d’aquarium. Ensuite, l’argument opposé est absolument réversible : si la dénonciation du racisme doit être poursuivie, ne commence-t-elle pas par le plus ordinaire
?
Mais le plus prioritaire des inconvénients du film est que l’exigence esthétique mondiale a plongé si profond que les opprimés vengeurs d’aujourd’hui n’empruntent plus leurs mots aux poètes, ou leurs icônes aux peintres… mais se peignent directement en Naa’vi… Se peindre en bleu pour recevoir des fumigènes israéliens dans la gueule est la preuve la plus freako qui soit qu’un film n’est jamais qu’un film, même le plus con, surtout le plus con... un film, c’est nécessairement de l’idéologie.