De L’invention du mensonge, film de Ricky Gervais et Matthew Robinson sorti en 2009, il n’y a pas grand chose à dire du point de vue esthétique. À mon avis mal filmé et pas toujours très bien joué, le film est proche du nanar de ce côté-là, surtout si on a la malchance de tomber sur la version française. Par contre, il se présente comme une comédie satirique intelligente derrière ses aspects de comédie potache grand public. La page anglaise de wikipédia présente le film comme an American high concept romantic comedy. High concept est le plus souvent un terme utilisé dans un sens ironique pour désigner un film basé sur une seule idée sans recherche esthétique ni effort intellectuel pour en développer les conséquences ou l’intégrer dans un monde complexe. Est-ce le cas ici ? Le qualificatif High ne doit-il être pris qu’ironiquement ?
Un ouvrage théorique indispensable pour frimer dans son salon - source.
Wyatt, Justin. High Concept. Austin: University of Texas Press, 1994
Une comédie potache
The Invention of lying est une comédie dont le principe est très simple en apparence : soit un monde en tout comparable au nôtre (à l’Amérique d’aujourd’hui s’entend) où le
mensonge n’existe pas et où donc tout le monde croit aveuglément ce que les autres disent ; dans ce monde qu’on peut appeler le monde de la véracité, un homme devient soudainement capable de
mentir, qu’arrive-t-il à cet individu que tout le monde croit ? Comédie avant tout, le film exploite d’abord ce principe en faisant dire aux hommes de ce monde parallèle (où la
duplicité, la tromperie, l’hypocrisie n’existent pas selon le générique) ce qu’il y aurait de gênant à dire dans le nôtre. Le film commence ainsi sur un gros plan d’un individu lambda
déclarant à son employeur qu’il ne veut pas venir travailler, non parce qu’il malade, mais parce qu’il n’en a pas envie et déteste ce travail, puis un autre proclame aux parents d’un
nouveau-né que ce dernier est laid comme un rat, enfin une femme annonce à la personne avec qui elle dîne et qui est sur le point de commander au restaurant qu’elle vient de faire le plus
gros caca de sa vie. Bref, voilà trois déclarations qui démontrent par l’absurde que le mensonge est une nécessité sociale absolue. La véracité est pratiquement et socialement impossible
puisqu’elle conduit à dire des choses affreusement embarrassantes détruisant premièrement la sociabilité minimale nécessaire au monde du travail et aux relations professionnelles,
deuxièmement l’amabilité soudant les relations amicales, troisièmement les convenances et la politesse minimales qui rendent la moindre relation sociale envisageable. Qui en effet peut
vouloir commander son repas au restaurant, s’ouvrir l’appétit donc, tout en glosant sur le gros caca qui vient d’être fait ?
Le trailer de The Invention of lying.
La première séquence développe à son plus haut point les possibilités comiques d’un tel univers : qu’advient-il lors d’un premier rendez-vous amoureux, on a first date ? Le héros et narrateur du film, Mark Bellison (joué par Ricky Gervais), petit gros peu séduisant, frappe à la porte de son rendez-vous. La porte s’ouvre sur une plantureuse femme, Anna MacDoogles (jouée par Jennifer Garner), qui déclare tout de go qu’elle était en train de se masturber (ce qui fait dire à notre héros que cela lui fait penser à son vagin) et qu’elle ne pense pas coucher avec lui ce soir. Suit alors toute une série d’humiliations plus embarrassantes les unes que les autres : au restaurant, le garçon avoue avoir bu dans le cocktail de la femme, et affirme qu’elle est bien trop belle pour un type comme Mark, qu’il n’a aucune chance, etc… Là encore, toutes ces situations sont socialement impossibles et c’est justement parce qu’un tel monde est socialement impossible qu’il est comique. On ne rirait pas s’il l’était. En fait, un monde plausible où tous les hommes diraient la vérité aurait une société et un ensemble de relations sociales totalement méconnaissables. Or le monde du film est en tout point semblable aux nôtres. Ce monde n’est donc pas sérieux et c’est pour cela qu’il est marrant. Je m’explique :
Pas sérieux, car il repose sur une loi (la véracité systématique) qui n’a de sens que dans un système de lois différent du système régissant notre monde. Une loi (physique, sociale) n’est pas indépendante du système de lois dans lequel elle s’inscrit. On ne peut la changer en maintenant les autres lois. Leibniz a montré que parmi tous les mondes possibles, le nôtre est le meilleur parce que le système de lois qui le régit est celui qui permet la production du plus grand nombre de phénomènes tout en ayant le plus petit nombre de lois. Ceux qui objectent que ce monde n’est pas le meilleur puisqu’un monde sans mal (sans mensonge par exemple) serait meilleur ne comprennent pas que les lois humaines qui permettent le mal sont les seules qui s’accordent avec le réseau ou système de lois qui régissent le monde dans son ensemble. Un monde sans mal ne serait pas meilleur car il aurait un système de lois totalement différent, permettant un moins grand nombre de phénomènes pour un plus grand nombre de lois. Bref, une loi ne se conçoit que par « l’harmonie » qu’elle entretient avec les autres lois. Le monde de ce film n’est donc pas sérieux. Il repose sur une convention artificielle plutôt que sur une loi régissant un ordre.
C’est justement ce manque de sérieux qui rend le rire possible. En effet, le rire est le produit d’un décalage invraisemblable, mais qu’on accepte pour les besoins de la cause, entre un monde semblable au nôtre et une loi radicalement contraire à l’une de nos lois sociales les mieux établies : le mensonge dans les situations embarrassantes. Pour prendre un autre exemple, l’apesanteur d’un corps ne fait rire que si les lois de la gravité sont transgressées dans un monde qui ne se conçoit que par elles. C’est parce que ces situations sont absurdes qu’elles font rire. La question est donc de savoir si le monde du film (ce monde où l’on ne ment jamais, le monde de la véracité) a un intérêt autre que celui de provoquer des situations cocasses ? Après un tel commencement, continuer de faire rire sur le même registre ne pouvait être possible. On ne voit pas vraiment quel thème de notre réalité l’impératif de véracité pouvait mobiliser pour faire rire davantage : après le thème de la sexualité, le film ne pouvait que s’essouffler, à moins de changer de registre et devenir plus subtil.
Un monde matérialiste : le cauchemar de Kant.
C’est ce que fait heureusement la suite en développant les conséquences d’une société fondée sur la véracité. Le film s’écarte donc de la comédie de mœurs bien grasse pour prendre au sérieux la possibilité d’un tel monde. Pour parler en langage leibnizien, on peut dire qu’il cherche à déployer le système harmonique auquel une telle loi se trouve liée. En cela le film se rapproche du genre de la science-fiction (ou de la fantaisie, du merveilleux) qui s’est toujours efforcé de déployer un monde possible cohérent, une totalité systématique, à partir d’un principe (ou d’une loi) différent de ceux qui régissent notre monde. C’est d’ailleurs cet aspect de la science-fiction que la rend souvent bien plus stimulante intellectuellement que la comédie. On nous dit/montre donc que dans un monde où personne ne ment, la société est fortement hiérarchisée : d’un côté les nuls, les ratés, the losers dont fait partie Mark Bellison ; de l’autre les hommes supérieurs, the winners, qu’incarnent l’héroïne Anna McDoogles et le double-rival du héros, Brad Kessler (joué par Rob Lowe), travaillant comme lui en tant que scénariste de films dans la même boite de prod. Cette hiérarchie sociale est fondée entièrement sur la beauté parce que la richesse et les honneurs semblent découler du succès « naturel » qu’apporte la beauté physique de l’individu. En effet, les nuls dont font partie le meilleur ami de Mark, alcoolique bedonnant et à moitié chauve, ou encore son voisin obèse, dépressif suicidaire, sont tous gros et laids. Mais le film nous dit aussi que les vieux malades, qui, comme la mère du héros, végètent dans des « maisons pour vieux sans espoir », sont aussi des nuls. Les critères de la hiérarchie sociale sont donc purement matérialistes : beauté, santé et jeunesse. Brad et Anna sont d’ailleurs les porte-parole de ces critères dans le film. Dans une scène de restaurant, Mark drague Anna en lui disant que sont temps est compté et que sa beauté se fanera bientôt, ce qui la fera automatiquement passer du côté des losers de la société. Pourquoi ces critères structurent-ils le monde de la véracité ? Parce qu’ils sont concrets, ce sont ceux de l’expérience immédiate, ce sont eux qui prévalent lorsqu’on dit « la vérité et rien que la vérité ». Le film montre comment ces critères matérialistes transforment trois domaines de notre réalité : l’art, la mort et l’amour.
La réalité réduite aux apparences : Brad Kessler - source.
La mort, ensuite, est vécue comme un pur anéantissement. Là aussi, aucun moyen de se
mentir : les faits sont les faits. On voit ainsi la mère du héros terrorisée par cette perspective que lui annonce froidement son médecin, terreur naturelle que tous
acceptent.
Toute vérité est bonne à dire : "vous n'en avez plus que pour quelques heures." - source.
Enfin, l’amour est depuis la première scène jusqu’à la scène du mariage qui clôt le film entièrement conçu sur le mode de relation sexuelle dont le but est le plaisir, la possession d’une image sociale ou encore la reproduction. Plusieurs exemples sont donnés de cet amour matérialiste : les femmes sont habituées à décliner les avances que les hommes ne peuvent s’empêcher d’exprimer en permanence ; les alcooliques du bar désirent avant tout peloter les seins des serveuses ; quant à l’héroïne, elle désire surtout pouvoir faire des enfants avec un partenaire au code génétique irréprochable – le film assimilant de manière bizarre génotype et phénotype en feignant de croire que la beauté physique se transmet génétiquement. Enfin, le mariage entre Brad et Anna est présenté explicitement comme un calcul d’intérêt visant à apporter une sécurité financière à la femme et un prestige à l’homme, comme un contrat que les partis ne s’engagent à tenir que tant qu’ils le souhaitent, c’est-à-dire tant qu’ils le trouvent avantageux.
Ces trois aspects de ce monde sont tous cohérents, ils déploient un matérialisme strict où le destin social des hommes est tout tracé par une nécessité naturelle au sens fort. L’intérêt
de ce portrait d’un monde sans mensonge est qu’il va à contre-sens de l’image qu’on pourrait se faire d’un tel monde. Kant montre dans sa morale qu’un monde où tous mentiraient serait
un monde impossible. Et c’est au contraire un monde sans mensonge qui serait idéal et pleinement vertueux. Or c’est précisément ce monde que le film met en image. Sans peut-être le
savoir, Rick Gervais illustre parfaitement le fameux « Règne des fins » de Kant où Dieu accorde la vertu et la nature. Mais paradoxalement, ce film est le cauchemar de la
morale kantienne, une inversion infernale de l’application de l’impératif catégorique : c’est l’universalisation d’une maxime morale (tu ne mentiras point) qui conduit à
l’immoralité systématique : un matérialisme égoïste et socialement injuste. La première leçon morale que l’on semble tirer de ce film est qu’il est immoral d’interdire le mensonge.
L’invention du mensonge va être à cet égard un double miracle : un miracle psycho-physique d’abord, un miracle moral ensuite.
Apologie du mensonge
L’invention du mensonge est présentée d’abord comme un miracle psycho-physique car si le film semble dénoncer le matérialisme égoïste d’un monde où la véracité prévaut, il se fonde
lui-même sur un matérialisme strict : le mensonge n’est pas inventé (et en cela le titre du film est mensonger !) ; il devient une aptitude du héros suite à une transformation
soudaine d’une partie de son cerveau (un plan nous montre cet événement à l’intérieur du cerveau comme pour nous assurer que le mensonge a une origine physiologique). Mark ne sait pas
comment ni pourquoi il a « inventé le mensonge ». Une fois « inventé », le mensonge ne va pas se répandre, comme on pourrait s'y attendre, à l’instar de toute
invention sociale ou toute idée. Seul Mark reste doué de cette capacité. Il a beau expliquer à ses amis en quoi il consiste, ceux-ci ne peuvent le comprendre. Ce matérialisme sera
encore confirmé à la fin du film puisque Mark nous assure, après une ellipse de quelques années, qu’il est toujours le seul à pouvoir mentir, à l’exception de son fils à qui il a
transmis cette aptitude génétiquement. Prétendant dénoncer le matérialisme vulgaire qu’impliquerait une société où personne ne ment, le film partage lui-même un présupposé matérialiste.
Le mensonge se définit normalement comme la volonté de dire le faux et de tromper. Ici, il n’y a pas plus de volonté que d’invention. Les mensonges du héros n’en sont pas vraiment. Nous
y reviendrons.
Miracle moral, les soi-disant mensonges du héros le sont aussi. Il « invente » le mensonge dans une banque en déclarant avoir plus d’argent qu’il n’en a réellement sur son compte, mais ce mensonge lui permet seulement de ne pas être expulsé injustement de son appartement. Mark utilise le même mensonge pour sortir un SDF de son exclusion et de sa pauvreté, même chose avec son ami alcoolique dans la scène du casino. Il ne semble pas que le propos du film soit de montrer que c’est par le mensonge que les nuls de « notre » monde se sont enrichis, alors que les hommes méritants mais moraux sont pauvres. Cette interprétation moraliste du film ne voit pas que tous les effets du mensonge sont présentés positivement. Loin de dénoncer le mensonge, cette comédie satirique semble plutôt en montrer les effets moraux. En mentant à son voisin sur son avenir et sur l’intérêt qu’il lui porte, Mark conduit celui-ci à ne plus penser au suicide. C’est donc toute la cruauté de la hiérarchie sociale de ce monde matérialiste et égoïste qui semble être supprimée grâce au mensonge. Le mensonge rétablit notamment une forme de justice dans le monde du travail puisque Mark connaît enfin la gloire en inventant de vraies fictions divertissantes (que tous prennent pour argent comptant bien sûr), rabaissant ainsi son double-rival Brad, incapable d’une telle créativité.
La terreur de la mort et de la déchéance dans laquelle vivent les vieux est elle aussi supprimée par le pieux mensonge sur l’existence d’une vie après la mort où l’individu est censé rejoindre ceux qu’il aime dans une villa (a mansion) pour l’éternité. Le film reprend donc l’idée platonicienne du mensonge vertueux (République 389b et 414a) : l’harmonie sociale et la paix rendent nécessaire le mensonge. Comme pour Platon, le mensonge trouve dans le film sa plus haute fonction morale dans la religion : Mark, pressé par la société (l’humanité entière grâce à la médiatisation) d’en dire plus sur la vie après la mort, invente en effet les principes d’une religion en prenant les traits de Moïse : dix commandements écrits sur deux boites à pizza « révèlent » l’existence d’un homme dans le ciel (A man in a sky) qui a créé et ordonné le monde, punira les méchants et récompensera les bons après leur mort en fonction de leur moralité. Alors que Platon présente le mythe d’Er comme un mythe probable auquel il faut croire, le mensonge religieux est présenté de manière ironique et satirique. La religion est bien présentée comme un mensonge reposant sur un calcul d’intérêt : la moralité, déterminée précisément pas une casuistique ridicule (trois fautes graves sont permises, tuer son animal domestique parce qu’on a oublié de le nourrir ne comptant pas comme une faute grave…). La moralité religieuse repose sur la lettre de l’obéissance à des préceptes déterminant la seule action et non sur l’esprit de sainteté. Le mensonge religieux en reste à une vision matérialiste des dogmes, celle de la foi du charbonnier (on nous apprend ainsi que la NASA cherche The man in the sky, que la promesse « d’une villa pour chacun » est prise au sens propre). La suite du film nous montre que finalement, la mentalité matérialiste de la société s’approprie le mensonge religieux sans changer l’ordre social ou les valeurs qui régissent les relations humaines : les nuls restent nuls, les hommes supérieurs le restent également. La religion est même présentée comme une aliénation lorsque Mark-Moïse ne peut accepter l’offre de l’héroïne de coucher avec lui pour la simple raison qu’il vient d’inventer la règle ô combien sacrée de ne pas coucher en dehors du mariage. Finalement, c’est parce que le mensonge religieux est très proche de la mentalité de ce monde matérialiste (qui n’agit que par intérêt) que la religion est acceptée si facilement par tous. Il n’en demeure pas moins que, mise à part cette critique satirique de la religion (identifiée au judaïsme), le mensonge religieux est présenté comme une nécessité sociale redonnant un espoir et un semblant de moralité à une société désespérée et égoïste. Qu’en est-il du thème principal du film : le mensonge transforme-t-il les relations amoureuses ?
Hans Baldung Grien, Eve, le serpent et la mort - source.
On ne ment pas en amour : la religion de l’amour selon Mark-Christ
Par trois fois, le héros est en mesure de coucher avec des femmes grâce à un mensonge. Par trois fois, il refuse de mentir. Alors qu’il est considéré comme légitime, voire moral et salutaire, nous venons de le voir, de mentir en ce qui concerne l’argent, l’image de soi, l’art, la vie après la mort et la récompense de la moralité, le héros a des scrupules à utiliser le mensonge en amour. L’idée est ici que l’amour (contrairement à la justice, la paix, l’espoir, …) est la seule valeur qui ne peut se réaliser sur un mensonge : l’amour doit être « vrai », authentique, pour exister. Lorsque Anna vient lui annoncer qu’elle va se marier avec son rival Brad, Mark sombre dans la dépression. Alors qu’il a tout pour être heureux : Argent, Gloire et sexe facile, il lui manque l’amour authentique, celui qu’on n’obtient pas par des mensonges. Le film montre alors le héros sous les traits de Jésus (barbu et cheveux longs, en sandales, un simple drap sur ses épaules). C’est ce refus de mentir en amour qui finalement associe le héros au Christ. Trois fois tenté par le mensonge, trois fois il résiste ; difficile de ne pas voir une référence aux trois tentations du désert. Comme le Christ, Mark doit affronter, alors qu’il est tout puissant, les souffrances du sacrifice pour délivrer son message d’amour : l’amour ne doit pas reposer sur les apparences physiques ou sur un calcul d’intérêt. C’est d’ailleurs à une véritable Passion que l’on assiste dans la scène finale du mariage où Mark-Christ refuse pour la troisième fois d’utiliser son pouvoir alors qu’il pourrait, dans l’église qu’il a contribué à créer (le temple du Man in the sky, c’est-à-dire de Dieu), empêcher le mariage de la personne qu’il aime avec Brad le double-rival. Il est intéressant que ce soit à l’extérieur du temple (et donc du symbole de la religion) qu’enfin l’amour d’Anna pour Mark-Christ est déclarée : véritable Mystère selon les principes du film, l’héroïne accepte de se marier avec lui car elle a compris qu’elle ne sera heureuse qu’avec lui, même si les apparences lui sont défavorables. Sans mensonge, l’héroïne est capable de voir au-delà des apparences, de dépasser le matérialisme étriqué de son monde. Mark-Christ est donc sauvé par l’amour de l’héroïne. Son message est passé : l’amour doit être authentique, c’est-à-dire ne reposer ni sur le mensonge, ni sur les critères matérialistes du monde de la véracité (beauté, richesse, jeunesse et santé).
En opposant une religion matérialiste (celle de Mark-Moïse) à une religion spiritualiste (celle de Mark-Christ), le film ne critique une religion (tout en affirmant sa nécessité sociale) que pour la remplacer par une autre : celle de l’amour. C’est là le propos ultime du film et en même temps ses limites. L’amour, tel que les hommes de ce monde vérace le conçoivent, est nous l’avons dit matérialiste, fondé sur les apparences confondues avec la réalité. Ce que nous dit paradoxalement la morale de ce film est que cet amour-là ment, il n’est pas réel, mais factice car sans profondeur. L’amour véritable se doit d’avoir une profondeur : il doit porter sur l’âme et non simplement sur le corps et l’image sociale des hommes. Cette morale du film est paradoxale puisqu’elle affirme à la fois que dans un monde où tous disent la vérité, il n’y a pas de véritable amour, mais que le mensonge ne peut pas fonder un amour véritable non plus. On voit la portée satirique du film sur « notre » monde : si nous étions honnêtes et sincères, alors nous verrions qu’aucun amour n’est vraiment pur, que ce par quoi nous sommes séduits renvoie toujours aux apparences et non à l’âme de la personne que nous aimons. Pourtant le film ne se contente pas de ce constat pessimiste, mais cherche une solution. La solution-Mystère (au sens quasi-chrétien) de la fin du film est tout simplement incompréhensible et fonctionne comme un deus ex machina visant à sauver l’idéal de l’amour et son porte-parole dans le film, Mark-Christ.
Un monde finalement peu cohérent reposant sur beaucoup de confusions.
Les béotiens attendent l'amour ? - source.
The invention of Lying prend à contre-pied l’idée que dans un monde où on ne ment pas, les âmes se connaissent vraiment et vivent dans le mépris des apparences (hors de la caverne de Platon donc) ; où l’amour ne repose jamais sur la séduction, mais au contraire dans une fusion des âmes reposant sur la connaissance de leurs réalités (l’amour platonique) ; où encore, pour prendre la version chrétienne, dans la confession et la repentance permanente (le monastère idéal, la cité de Dieu d’Augustin). Au contraire, un monde où la véracité règne est selon le film un monde où les hommes n’ont pas d’âme, pas d’intériorité ; où toutes les relations humaines sont fondées sur des apparences ; où la réalité même se réduit aux apparences, dans une superficialité sans profondeur. Comment ce retournement de la croyance traditionnelle est-il possible ? Platon et Augustin se seraient-ils trompés, contrairement à Ricky Gervais ?
En fait, le film repose tout entier sur une série de confusions dont la première est celle entre le mensonge et l’expression de soi, entre la tromperie et l’intimité : ne pas dire ce qu’on pense, c’est mentir. Tous les personnages parlent comme s’ils répondaient à un interrogatoire alors que rien ne leur est demandé dans le film. Une pensée qui n’est pas déclarée à un autre n’existe pas. Un personnage qui ne parle pas ne pense pas. La conséquence de cette confusion est qu’aucun individu de ce monde n’a d’intimité, n’a un monde intérieur de pensées, d’émotions, de désirs, de rêves que les autres pourraient ignorer. Ce manque d’intériorité réduit chaque personne à son expression, c’est-à-dire à son apparence : les hommes ne sont que des corps et des personnages sociaux, ils n’ont pas d’âme.
Forget it ! - Roy Lichtenstein.
Pour rendre l’erreur aussi impossible que le mensonge, il est nécessaire qu’aucune information, aucune parole, ne se contredisent, car alors on doit admettre en bonne logique (non dialectique) qu’elles sont soit toutes les deux fausses, soit qu’une des deux l’est, bref qu’un de ceux ayant prononcé ces paroles se soit trompé. Pour éviter cela, le film enlève toute mémoire aux individus : ce qui est vrai ne l’est que tant qu’il est dit. La scène la plus parlante à cet égard est la scène du bar où Mark essaye d’expliquer à ces amis ce qu’est le mensonge (« dire ce qui n’est pas »), il enchaîne ainsi les affirmations absurdes et contradictoires (se donnant ainsi plusieurs noms). Ses auditeurs acceptent toutes ces affirmations bien qu’elles soient en contradiction flagrante avec leurs croyances passées. Finalement, on peut se demander si ce ne sont pas toutes ces confusions qui permettent de déduire du principe de la véracité le monde matérialiste et cruel qu’on a décrit plus haut. C’est parce que les hommes de ce monde ne sont pas des hommes mais des marionnettes sans âmes qu’ils sont matérialistes, égoïstes, cruels et surtout incapables d’amour véritable. Quelle est l’origine de ces confusions qui empêchent le film de déployer un monde cohérent à partir de son principe ? Il semble qu’il s’agisse de son préjugé lui-même matérialiste que l’on a déjà mentionné par deux fois (l’invention du mensonge relève d’une mutation matérielle du cerveau du héros, le réductionnisme génétique et la confusion entre phénotype et génotype). Le monde matérialiste du film ne peut être déduit qu’à partir de présupposés eux-mêmes matérialistes. Le paradoxe est que le film témoigne d’une nostalgie pour une forme d’amour que ses présupposés rendent impossible à concevoir.
Un tel monde est donc peu cohérent et peu crédible. La comédie réussit mal son pari de devenir plus subtile en développant un monde systématique à la manière de la science-fiction. D’ailleurs de nombreuses inconséquences ou incohérences flagrantes peuvent être repérées. Plusieurs exemples d’incohérences en vrac : la secrétaire du héros pense qu’elle est sous-estimée et qu’elle vaut mieux que le secrétariat et contrairement à Mark qui serait surestimé et ne mériterait pas la place qu’il occupe (scénariste de films). Les apparences sociales sont donc trompeuses, or comment comprendre de telles erreurs de management dans un monde où la réalité se confond avec les apparences ? Lorsque que dans le bar, le héros affirme que son nom est différent, son ami lui dit : « I didn’t know that was your real name ». Comment parler de vrai nom si le concept de faux nom ou nom d’emprunt n’existe pas ? Autre exemple : la seconde publicité pour Pepsi affirme que Pepsi est disponible « in the afterlife » ; ce qui ne peut qu’être un mensonge publicitaire puisque seul le héros communique avec « The man in the sky», et surtout puisque la première publicité pour Pepsi affirmait justement qu’on ne buvait du Pepsi que lorsqu’il n’y avait plus de Coke, or Mark-Moïse avait bien précisé qu’on pourrait avoir dans sa villa tout ce qu’on désire (qui peut désirer du Pepsi s’il est possible de désirer du Coke ?). Si la publicité est essentiellement liée au mensonge, un monde de la véracité cohérent ne devrait pas avoir de publicité. Enfin, l’idée de subjectivité est introduite pour affirmer qu’une personne peut avoir l’air belle pour une personne sans l’être pour une autre ; cette idée n’est pas cohérente dans ce monde tel qu’il nous est décrit, à moins d’introduire une distinction entre apparence et réalité, distinction ici impossible.
Finalement, ce film donne bien à penser, mais plus sur ses limites et ses failles que sur le monde et les convictions qu’il propose.