On ne compte plus les films qui deviennent des jeux vidéos et les jeux vidéos qui deviennent des films. La circularité entre jeux vidéos et cinéma est claire pour tout le monde depuis un certain temps, au moins du point de vue économique. Mais elle est aussi factice. Car cette circularité découle davantage du modèle économique de la licence que d'un véritable échange esthétique. Mathieu Triclot dans la Philosophie des jeux vidéos avait averti d'une autre faille dans le raisonnement. Les jeux vidéos et le cinéma sont complètement différents esthétiquement. Une bonne partie ne fera jamais un bon film, puisque le jeu vidéo est fondé sur la continuité de l'action, alors qu'un film résulte d'un montage.
De mémoire, la première fois que j'avais remarqué une bonne comparaison esthétique entre jeux vidéos et film, ça avait été au sujet de Blade 2. La première scène de combat entre Blade et les vampires en combinaisons de ninjas qui ont l'air de faire de la plongée sous marine est filmée de profil comme dans un jeu de baston classique. Les scènes de profils sont entrecoupées de plans qui montrent l'impact des coups, ce qui rompt la continuité de l'action. Le réalisateur Guillermo Del Toro a en effet conscience qu'une vraie scène de combat à la Street fighter serait ennuyeuse. Mais lorsque Blade poursuit le combat contre le vampire en néoprène derrière les spots de lumières, et qu'il inflige une sorte de double kick assez proche d'un Sagat, la référence aux jeux de baston est clairement lisible (autour de la 21ème minute du film).
Pourtant, après Blade 2, rien n'avait réellement changé (en 2002). Les films d'action type Jason Bourne préfère un réel un peu "messy" à la fluidité des jeux vidéos. En réalité, rétrospectivement, en voyant Blade 2, la raison de cette citation est évidente. Les vampires ninjas ne peuvent se battre comme ça contre Blade uniquement parce que certaines scènes sont entièrement réalisées en image de synthèse, notamment celle du double kick aérien et de la tentative de finish. Sans cet appui technique, aucune scène réelle n'aurait eu cette fluidité et cette qualité.
Ce qui apparaît depuis les derniers films de super-héros est un retour troublant à cette citation de scènes de combat de type jeux vidéos. Ce sont du reste les scènes les plus époustouflantes de Avengers, ou de Amazing Spiderman (on pourrait compter également la scène du Hulk d'Ang Lee qui saute comme une sauterelle à travers le désert). Elle sont particulièrement intéressantes car elles réintroduisent de la fluidité au beau milieu d'un combat pourtant confus par définition, et contre tout parti pris réaliste façon Jason Bourne.
Sans avoir encore eu la chance de les voir et les revoir, plusieurs scènes me viennent à l'esprit : lorsqu'Iron Man fonce dans le portail ouvert à la fin du film et par lequel se déversent les aliens ; lorsque le Lézard monte le long de l'antenne tandis que Spiderman se bat autour de cette antenne ; ou encore lorsque Spiderman combat le lézard dans son lycée et commence à l'entourer de fils d'araignée. Ces scènes ne sont possibles que grâce à l'appui technique d'effets spéciaux assez solides pour imiter les gestes et les corps dans un décor réel. Mais surtout elles mettent en haleine en raison de leur longueur inhabituelle. Cette fois-ci, on pourrait presque s'imaginer dans une situation de jeu, où le spectateur tient la manette tout en tentant un ultimate move (ce genre de coup qui était permis dans KOF (King of Fighter) et qui servait à changer l'issue d'un combat). Les précédents réalisateurs n'avaient peut-être pas senti comment utiliser ces scènes vidéoludiques, qui, si elles ne peuvent pas être généralisées, ont une dimension épique, et servent effectivement de" clou" dans le combat.
L'expérience de réalisateurs plus jeunes s'accrochant à leur manette lors de ces mouvements ultimes n'est peut-être pas étrangère à la place qu'ont pu trouver ces citations de jeux vidéos dans les films (la scène de Blade 2 avait d'ailleurs cette fonction conclusive, mais elle n'a pas pu être étendue à d'autres scènes car il fallait justifier que les personnages aient un look plus simple, comme en portant une combinaison de Néoprène). Si ce genre de scène intervient en fin d'action, c'est probablement parce que, comme une course, le dernier moment est celui dans lequel on est disposé à dilater le plus le rythme, et éventuellement parce que dans ce moment, le spectateur se fait le plus l'effet d'être au contrôle de l'action. Faire revenir le souvenir du contrôle à travers la citation vidéoludique est dans ce cas particulièrement opportun, puisque cela donne au spectateur le véritable sentiment d'être, suivant l'idéologie héroïque, aux commandes d'un destin aussi bien personnel qu'universel. Le héros finalement se fait marionnette.
Il est à noter d'ailleurs que ce cumul de sens se retrouve dans le début de Total Recall (le remake) lorsque Quaid retrouve ses réflexes de tirs. Entouré par les soldats, il les shoote un par un d'un seul geste à la façon d'un très bon gamer qui pointerait la tête de ses adversaires par le bout du curseur. Pointer, cliquer, shooter filmer et tuer. Le héros en général, et particulièrement dans Total Recall n'est qu'une enveloppe vide – ce que Schwarzenegger avait tout de même tendance à mieux jouer que Farrell – mu par des habitudes de gamer...
En somme, un nouvel élément de grammaire cinématographique empruntant au jeu vidéo commence à faire son entrée au cinéma, et trouve esthétiquement une véritable place.
Un film plate-forme ? - source.